Jean-Philippe Ammeux, IÉSEG School of Management

Le 11 octobre 2019, le Conseil constitutionnel a confirmé le devoir de l’État français en matière de gratuité de l’enseignement supérieur public. Cette décision s’appuie sur le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 qui, dans son alinéa 13, précise que :

« La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État. »

Le suivi d’études supérieures représente un effort financier qui va bien souvent au-delà des frais de scolarité.
Shutterstock

En 1946, les étudiants de l’enseignement supérieur représentaient une infime minorité de chaque génération, et la question était surtout de faire en sorte que chaque enfant puisse fréquenter, sans bourse délier, l’enseignement primaire et secondaire, qui était souvent dispensé à proximité. Mais dans cet alinéa, le Conseil constitutionnel lit aussi que l’enseignement public doit être gratuit à tous les niveaux, y compris après le bac.

Cela semble tout à fait raisonnable au premier abord, puisque la gratuité paraît être une condition pour assurer l’accessibilité pour tous. Si cela vaut pour la formation initiale, rien n’indique que ce ne serait pas le cas pour la formation continue. La première phrase de l’alinéa 13 semble le suggérer.

Les établissements publics devraient alors délivrer gratuitement leurs programmes destinés aux chômeurs, entrepreneurs et salariés – alors même que le ministère de l’Enseignement supérieur les encourage à développer leur activité dans ce domaine pour diversifier leurs ressources financières !

Il est vrai qu’en 1946, la formation continue pour adultes était peu développée et n’a peut-être pas été clairement identifiée par les membres de l’Assemblée nationale constituante. En revanche, il est probable qu’ils voulaient que l’enseignement, quel qu’en soit le niveau, soit accessible à tous.

Des coûts au-delà des frais de scolarité

Le suivi d’études supérieures représente un effort financier qui va bien souvent au-delà des frais de scolarité. Pour beaucoup d’étudiants s’ajoutent des coûts de déplacement et de logement qui sont souvent importants, et que le dispositif de bourses ne suffit à prendre en charge. La gratuité de l’enseignement n’est finalement qu’un des éléments de son accessibilité.

A contrario, le développement important des prêts étudiants (quasi inexistants en 1946) s’avère un tremplin non négligeable vers des formations payantes, qu’elles soient dispensées par des établissements publics ou privés. Assortis de taux d’intérêt réduits, ils contribuent à développer l’accessibilité aux formations supérieures.

Ceci n’est que partiel, car les banques demandent généralement aux parents de se porter caution. Il est alors évident que l’accessibilité de l’enseignement supérieur est un leurre pour les jeunes issus de milieu modeste.

En réalité, l’enseignement supérieur français rencontre bien des difficultés pour être au rendez-vous du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. L’état des finances publiques rend difficilement réalisable le principe de gratuité dans l’ensemble des formations, surtout si on veut garantir une véritable accessibilité à chacun, quels que soient son milieu familial et sa situation géographique.

En outre, l’accroissement du nombre d’étudiants chaque année, tend à réduire les moyens consacrés à chaque étudiant, et ce sont les plus fragiles qui en sont les victimes. Relativement peu de jeunes issus de milieu défavorisé, entrent dans l’enseignement supérieur, et lorsque c’est le cas, ils échouent beaucoup plus souvent que les autres. Nous sommes bien loin de l’intention des rédacteurs de ce préambule.

Modèle australien

Cependant, certains pays ont trouvé le moyen de faire face à ce challenge : être accessible au plus grand nombre et offrir un enseignement supérieur de qualité pour tous. Il est vrai qu’ils s’appuient sur des dispositifs qui ont vu le jour après 1946.

Par exemple, depuis 1989, l’Australie a mis en place le système des prêts à remboursement contingent (PARC) qui permettent à l’enseignement supérieur de bénéficier d’un financement public complété par un financement assuré par les bénéficiaires de la formation. Les étudiants australiens suivent des études supérieures sans payer 1 dollar AU de frais de scolarité mais, une fois diplômés, s’ils occupent des emplois suffisamment rémunérateurs, ils remboursent le prêt qui leur a été octroyé.

Ainsi, les diplômés qui ne trouvent pas un bon emploi, ne remboursent rien, et si leur revenu annuel est supérieur à 45 881 dollars AU (27 987 euros), ils consacrent 1 à 10 % de celui-ci au remboursement de leur dette, sachant que ce pourcentage croît avec le revenu. Comme le clame une publicité, 100 % des gagnants ont joué ; mais avec ce dispositif, personne ne peut perdre. Difficile d’imaginer mieux.

Le modèle s’est révélé vertueux pour les étudiants australiens et pour l’ensemble de la société. Depuis 1989, le pays a connu une croissance ininterrompue et un taux de chômage très faible, notamment en raison de l’impact positif des PARC sur l’accroissement du capital humain et l’innovation. L’impact positif de l’éducation, et en particulier de l’enseignement supérieur, sur la croissance économique et la compétitivité a été démontré dans l’article de P. Aghion, L. Boustan, C. Hoxby et J. Vandenbussche, et dans celui de Anna Valero et John Van Reenen.

Risques pris en charge

Le modèle australien permet de lever deux obstacles au financement de l’enseignement supérieur par les étudiants :

  • l’absence de caution qui permet à tous les jeunes de bénéficier des prêts ; elle est assurée par l’État
  • les difficultés potentielles de trésorerie des emprunteurs, dans la mesure où le remboursement n’est prélevé que lorsque le revenu est suffisamment élevé, et pour une fraction limitée de celui-ci.

Ainsi, le taux maximal de revenu affecté au remboursement, 10 %, concerne les diplômés qui gagnent plus de 79 300 euros (130 000 dollars AU).

Avant 1989, l’enseignement supérieur était gratuit en Australie. Les observations menées notamment par Bruce Chapman de l’Australian National University montrent que l’introduction de frais de scolarité, accompagnés d’un dispositif de prêts à remboursement contingent, n’a pas eu d’impact sur la mixité socio-économique de la population étudiante, alors que le nombre d’étudiants a doublé, qu’ils soient d’origine modeste ou plus aisée.

Les universités australiennes ont bénéficié de moyens suffisants pour accueillir, de façon qualitative, un nombre croissant d’étudiants australiens et sont devenues très attractives pour les étudiants internationaux.

Une étude récente, sur le cas de l’Angleterre, qui a adopté le modèle des PARC en 1997, alors que la gratuité prévalait auparavant, aboutit aux mêmes conclusions. Les moyens affectés à chaque étudiant ont augmenté (ce qui a permis d’améliorer la qualité de la formation) et le nombre de ceux-ci a progressé, sans qu’il y ait de changement en matière de proportion d’étudiants issus de milieu défavorisé.

Nouvelles équations

Finalement, gratuité ne rime pas avec accessibilité et l’accessibilité peut être excellente, même si les études sont payantes. Pour que cette dernière condition soit remplie, il faut, comme en Australie, que l’État se porte caution pour les prêts étudiants et donc qu’il assume le risque financier de l’échec des diplômés.

Enfin, lorsque la gratuité induit une qualité médiocre, faute de moyens financiers publics suffisants, l’étudiant accroît son risque d’échec pendant les études et le diplômé n’est pas armé pour trouver un bon emploi.

C’est une question qui se pose dans les pays aux finances publiques fragiles, et qui veulent que l’enseignement supérieur soit exclusivement financé par de l’argent public. La paupérisation absolue ou relative de l’enseignement supérieur met en danger les jeunes et compromet l’avenir économique et social du pays.

Mais cet enjeu n’était pas nécessairement perceptible en 1946, sinon les rédacteurs de l’alinéa 13 du Préambule de la Constitution auraient peut-être écrit : « La Nation garantit l’égal accès de tous les citoyens à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public et laïc, de qualité et accessible à tous, à tous les degrés est un devoir de l’État. »The Conversation

Jean-Philippe Ammeux, Directeur, IÉSEG School of Management

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

X